La condition de sujet
La cure psychanalytique est une expérience de la parole, un lieu et un temps au cours desquels une personne vient mettre des mots sur ce qu’elle vit, mettre en mots ce qu’elle ressent. Ces mots tissent son histoire, lui permettent de se l’entendre dire, la comprendre… Et par cette expérience unique se reconnaît en celui qui parle, celui qui peut dire JE, le sujet. Elle en constitue sa singularité.
Celui, ou celle, qui a fait l’apprentissage de ce dire à la première personne, de sa parole singulière, saura penser les expériences de sa vie selon lui-même, trouver des réponses qui lui conviennent, appréhender des situations nouvelles sans crainte. Il aura accès à sa manière propre d’utiliser le langage.
Ce qui nous sert à dire les choses c’est le langage. Il est d’une certaine façon au service de notre parole, au service de notre pensée. Mais que se passe-t-il lorsque le langage prend le dessus, lorsque nous nous laissons prendre par la parlotte au détriment de la parole ? Parler, parler, parler pour produire un discours, si possible en conformité avec les modes, les us langagières de l’époque. Obéir à un verbiage préformé.
Car parler n’est pas la même chose que dire. Parler, c’est utiliser le langage pour exprimer un discours, parfois impersonnel, et non se l’approprier dans une singularité. Pris dans le discours ambiant, dominant, produit par l’époque et la société auxquelles nous appartenons nous risquons de nous tromper de direction. Nous risquons de nous en remettre au langage pour penser à notre place, et nous étioler, voire nous perdre.
Ainsi, les tendances actuelles à la simplification, à l’édulcoration, à la standardisation des mots ont pour conséquence un appauvrissement du langage et, partant, un dépérissement de la pensée.
Que risque de ressentir une personne aveugle lorsque le mot « aveugle » disparaît des paroles et des écrits ? Elle est nommée « mal voyante », mais mal voir c’est tout de même voir un peu, ce n’est pas comme ne pas voir du tout c’est-à-dire être « aveugle » ! En l’absence du mot qui désigne la chose qu’elle a, la personne aveugle a tous les risques d’éprouver des difficultés à se situer et à vivre parmi les autres. Car l’accès à sa différence et sa singularité, celle d’être aveugle, lui échappe. Le réel de sa condition physiologique lui est dérobé par la force de la confiscation d’un mot.
Utiliser, pour appeler les choses, un autre mot que celui qui était là pour signifier la chose dont on parle est une manière d’escamoter le réel. Le risque encouru est de nous faire perdre notre conscience et notre existence de sujet. Nous ne sommes pas tous des voyants, bien voyants ou mal voyants, certains d’entre nous sont aveugles. Et nous ne sommes des sujets qu’en nous reconnaissant les uns les autres dans nos singularités respectives.
La condition d’être du sujet est de pouvoir se dire tel qu’il est, avec les mots et les combinaisons de mots qui désignent, au plus près, les choses qu’il vit. En supprimant certains mots, sans doute croyons-nous tuer la chose qu’ils disaient. Mais la chose demeure : l’aveugle est toujours aveugle, l’appeler « mal voyant » ne lui rend pas la vue !
Un psychanalyste entend les choses non dites, il perçoit le dire du sujet derrière le discours. Et la cure analytique, en conduisant à prendre la parole, à dire « je », conduit à la responsabilité de dire ce que l’on a à dire, avec des mots en quelque sorte réinventés pour approcher, au plus près, sa propre vérité sur les choses. Elle est une manière de remettre de la pensée et de laisser cette pensée aboutir au langage. Ainsi pouvoir se penser et se dire avec ses propres mots, libère d’un assujettissement aux tendances prévalentes ou aux normes dominantes. En ce sens, la psychanalyse occupe une position politique car elle engage la responsabilité de chacun à fabriquer sa propre existence, à tendre vers sa liberté.
annick vidal
Beau thème de réflexion. Même attentive à la question de l’adéquation du langage, plus au sentiment du reste qu’à la pensée, je me surprend à utiliser ce que dans les temps anciens on appelait « la langue de bois ». Langue convenue, rigide derrière laquelle on se camoufle. Langue mortifère , cercueil de la pensée. Merci de ce rappel vivifiant.