Pourquoi « toujours » tant de haine ?
L’époque est à la déconstruction, les liens sociaux sont limités, les gestes d’affection proscrits en dehors de la stricte sphère intime, les lieux de socialisation en partie fermés… Le lien à l’autre en devient suspect…
Les conséquences de cette limitation du lien sont encore insoupçonnées, mais il est à craindre une recrudescence de manifestations d’agressivité…et de dépression.
Sommes-nous parvenus au bout de la logique de l’individualisme, un individualisme renforcé par les évènements ? Cette logique individualiste nous mènerait-elle vers une culture de la destructivité, directement en lien avec la haine de l’autre que l’on ne connaît plus ? Les messages suggérant que l’autre serait dangereux, qu’il pourrait nous rendre malade, voire nous faire mourir, renforcent la perspective du « chacun pour soi et personne pour l’autre » Nous sommes dans une période de déconstruction, qui peut s’avérer destructive et dangereuse.
Sans doute ce travail de sape des barrières culturelles et sociales à la haine de l’autre est-il en marche depuis longtemps, les conséquences de la pandémie n’en seraient qu’un révélateur. Pour exemple, le récent « débat » entre les deux candidats à l’élection présidentielle américaine. « Will you shut up, man ? » – « Vas-tu te taire, mec ? » – balance Joe Biden à Donald Trump, sans égard pour la fonction qu’incarne son interlocuteur, fonction que ce dernier s’est acharné à bafouer, comme il s’est attelé à démonter les barrières de déférence, à engager le délitement du lien social dans ses retranchements les plus abjects. L’individualisme poussé à son comble, l’action dictée par un narcissisme sans limite, voilà le tableau que présente au monde entier un des personnages les plus en vue. Les digues s’effondrent, à l’instar des pluies torrentielles qui s’abattent automne après automne sur les campagnes et emportent tout sur leur passage.
Après la pause du confinement dont beaucoup espéraient une prise de conscience de la nécessité de ralentir la course folle dans laquelle nous sommes tous entraînés, la course a repris de plus belle : il est plus difficile de reconstruire que de détruire.
L’incertitude quant à notre propre avenir devrait nous conduire à l’imaginer, à le rêver, plutôt que de persévérer dans des erreurs mortifères.
L’être humain est son propre ennemi tant il est traversé par des pulsions antagonistes ; la pulsion de destruction peut parfois être la plus forte et conduire aux guerres, aux sabordages… Couper, délier, détruire se range alors en première intention. Aimer, concilier, protéger est plus difficile et demande de faire taire la tentation narcissique qui sommeille en nous. Notre société est trop encombrée d’elle-même pour promouvoir une société qui prenne soin et non une société qui veut acquérir, s’enrichir ou ne pas perdre ce qu’elle a acquis.
Sortir de la logique de possession, d’acquisition, d’accumulation de biens, est plus que jamais nécessaire. Mais par quoi remplacer ce qui est connu, familier, et qui semble protecteur ? En effet, imaginer un autre modèle social demande à faire toute la place à l’incertitude. Penser le monde en creux et non en plein, car c’est dans le creux que viendra se nicher la création. Penser le monde en creux, c’est aussi faire place à l’autre, l’étranger, ou l’étrangeté, en commençant par l’autre en nous-même. Ce qui nous est connu, familier, ce système de possession exponentielle dans lequel nous vivons, n’est cependant pas une vérité. Rien ne permet de dire que la vie humaine terrestre doit être organisée comme nous la connaissons. Mais organiser autrement la vie sur Terre obligera à se défaire de ce que nous prenons comme vérités inébranlables depuis des décennies, de ce qui nous organise et continuera de nous organiser encore. Et cela nous demandera du temps.
Béatrice Dulck et Marie-pierre Sicard Devillard