Perversion et/ou Narcissisme ?
L’association des concepts de perversion et de narcissisme, conçue à l’origine pour penser une forme psychopathologique désignée sous le vocable pluriel de « perversions narcissiques », s’est sensiblement vulgarisée au cours des dernières années. Jusqu’à la création d’une entité indépendante en elle-même, connue comme le loup blanc : le « pervers narcissique ».
Ainsi un concept devant permettre de repérer un syndrome psychique, s’est quasiment transformé en personnage dont le portrait robot s’aligne dans les pages des moteurs de recherche. Ce « pervers narcissique » fait l’objet de blogs, de livres et d’articles de magasine, il serait embusqué dans les couloirs des entreprises, les coulisses des sociétés, et jusque dans l’intimité des alcôves. Mais que recouvrent ces deux notions familières du champ lexical de la psychanalyse et de la psychiatrie ?
Le terme de perversion, jusqu’au début du XX° siècle et la naissance de la psychanalyse, était surtout utilisé pour désigner toutes les formes de sexualité dites « déviantes », de la fellation à l’homosexualité, en passant par le fétichisme, la nécrophilie, ou la zoophilie et j’en passe… Par la suite il s’étend aux comportements anti-moraux ou anti-sociaux. Selon son étymologie latine, la perversion sert à qualifier une attitude détournée quant à son but, une déviation de tel ou tel comportement par rapport à la nature de ce qu’il est en mesure d’effectuer. En y attribuant un sens moral inévitable, la perversion est ce qu’il était mal de faire, surtout en matière de sexualité.
Avec la psychanalyse la perversion devient une caractéristique de l’organisation psychique d’une personne, en ce sens elle se différencie de la perversion sexuelle proprement dite. Dans cette perspective psycho-dynamique, spécifique de la pensée psychanalytique freudienne, la perversion est à entendre comme un mode de défense du Moi d’un individu.
Mais se défendre de quoi ? Tous les petits enfants humains sont confrontés, à l’âge de l’école maternelle (vers 3, 4 ans), au fait qu’il y a deux sortes d’enfants : des garçons et des filles. Et ce qui marque la différence entre eux, ce sont leurs organes génitaux. En général, c’est vite vu : les uns ont un zizi, les autres pas. Dans l’évolution naturelle d’un individu, cette étape de différenciation des sexes est nécessaire et fondatrice de l’acceptation de la différence, de la reconnaissance de l’autre, de l’ouverture à l’altérité et à la complexité du monde.
Cependant c’est très angoissant de constater cette différence des sexes, parce que l’on a peur de perdre celui qu’on a, ou ne pas avoir celui qu’on n’a pas. Et l’angoisse peut parfois être tellement insupportable qu’elle conduit à l’installation d’un puissant désaveu, une négation profonde de la différenciation sexuelle. Bien entendu il s’agit d’un processus interne, psychique, donc inconscient et qui se passe en dehors de la volonté ou de la décision de la personne.
Mais lorsque le processus de déviation a fait son œuvre, la structure psychique est irrémédiablement marquée par ce mouvement de dénégation et devient « perverse », entrainant avec elle un cortège d’attitudes de déni de la réalité et surtout de l’altérité. Et comme tout se passe à l’insu de l’entendement, la personne installée dans la perversion n’a pas possibilité d’intervenir consciemment sur ses propres attitudes.
Le narcissisme est, pour la psychanalyse, un concept qui désigne un principe constitutif de la personnalité humaine. Il s’agit de la part d’amour de soi nécessaire au développement psycho-affectif. La connotation péjorative dans laquelle il reste enfermé est sans doute liée au sens qui lui a été donné avant sa reconsidération par la psychanalyse. En effet au XIX° siècle le narcissisme sert à désigner une perversion sexuelle consistant à prendre sa propre personne comme objet sexuel : onanisme, autoérotisme, masturbation, conduites réprimées à cette époque-là. En outre le sens courant entend le narcissisme dans sa part excessive corolaire d’une surestimation de soi, ainsi que s’en est fait l’écho l’article « Narcisse » paru dans ces mêmes pages il y a quelques semaines.
Le narcissisme permet de se construire, il participe de la survie de l’espèce. Il émerge de ce moment décrit par Jacques Lacan au cours duquel le petit enfant fait l’expérience de sa propre image reflétée dans un miroir, laquelle lui permet de se reconnaître à la fois semblable et différent des autres humains. Tout comme la reconnaissance de la différence des sexes, cette étape est nécessaire à la reconnaissance de l’altérité et à la possibilité de la vie humaine : être soi parmi les autres.
Envisagé dans une perspective dynamique, le narcissisme est l’expression d’une énergie vitale, qui va et vient, qui est investie, tour à tour et simultanément, sur la personne même du sujet et sur les objets extérieurs, sur le monde externe. S’il vient à manquer, il conduit à la dépréciation de soi ; s’il est en excès, il conduit à une surreprésentation de soi au détriment de l’environnement.
Ces deux concepts, perversion et narcissisme, comme nous venons de le voir, se suffisent à eux-mêmes. Ils participent de la pensée psychanalytique, ils permettent des repérages diagnostiques, ils ouvrent également à la compréhension du fonctionnement humain, individuel et collectif.
Alors pourquoi une construction conceptuelle supplémentaire avec cette formule de « pervers narcissique » si ce n’est de courir le risque de construire un syndrome artificiel qui ne servirait que les intérêts de publics divers, un peu à la manière de ces laboratoires pharmaceutiques inventeurs de maladies afin de vendre les molécules qu’ils produisent ?
Mais le plus pervers dans l’histoire serait de fabriquer du « pervers narcissique » par le biais d’une systématisation de comportements et attitudes isolés de toute perspective d’évolution favorable et de tout contexte interpersonnel. En emprisonnant ainsi dans un diagnostic réputé incurable des gens en souffrance, leur est dénié l’aspect dynamique des processus psychiques, et partant, leur possible déconstruction.