Périscope
Jusqu’à il y a peu, le terme périscope n’évoquait à tout un chacun que cet instrument d’optique constitué de prismes et de lentilles permettant d’observer par-dessus un obstacle des objets inaccessibles à la vision directe, et particulièrement depuis un sous-marin.
Ce terme lointain s’immisce dans le quotidien d’un nombre croissant d’utilisateurs de Smartphone. « Periscope » et sa jumelle « Snapchat » connaissent un engouement massif, et ces applications comptent chacune plusieurs centaines de millions d’utilisateurs par jour. L’intérêt se porte sur ce qui les caractérise l’une et l’autre : des séquences de vie filmées et diffusées instantanément sur le réseau social. Les images sont éphémères et disparaissent quasi instantanément.
Les fondateurs de Périscope expliquent : « Il y a un peu plus d’un an, nous avons commencé à nous intéresser de très près à l’idée de découvrir le monde à travers le regard des autres. (…) Cela peut sembler une idée folle, mais nous voulions nous rapprocher au maximum de la téléportation (…) La vidéo en direct peut littéralement vous transporter quelque part, comme si vous y étiez ».
On comprend donc l’idée inscrite derrière le nom de cette application : utiliser « Périscope » comme un instrument permettant de dépasser l’obstacle de la distance, mais aussi, et c’est là qu’un nouveau paradigme semble à l’œuvre : être transporté. Cette nouvelle façon de voir des images éphémères comme chaque seconde du fil de la vie, en direct, en mouvement, par l’intermédiaire du regard d’un autre qui pourrait aussi bien être soi, pourrait être l’équivalent de vivre.
Voir reviendrait donc à vivre.
Qu’y voit-on ? Des séquences de ce que vivent un autre, des autres, connus ou inconnus, séquences limitées à ce que l’autre décide de filmer, et contenues dans le champ très réduit du diaphragme d’un Smartphone. Peu importe qui filme, comment, pourquoi. L’intérêt du contenu s’efface au profit de l’effet produit sur celui qui le voit. Ce qui importe c’est la satisfaction procurée par l’expérience de voir. Ce sont des images brutes, sans montage, objectivées ; des vidéos objets en ce qu’elles ont, pour celui qui les visionne, pour principale fonction de venir satisfaire un plaisir. La vidéo vaut pour elle-même et ne se rattache potentiellement à rien d’autre qu’à cette satisfaction d’avoir vu, dans un face à face avec une image sans relief.
Quel besoin, le plaisir de voir sans y être, et son pendant de voir sans être vu, vient-il satisfaire ?
L’œil serait-il l’organe érogène du 21e siècle, et l’image numérique sa source de satisfaction favorite ?
Le voyeur regarde à distance sans être vu, dans une quête irrépressible et incessante d’images qui ne le satisfont jamais tout à fait. Il cherche à voir une partie d’un tout, et est fasciné par ce qu’il ne voit pas, ce qui ne se loge pas dans l’image sur laquelle il bute, mais autour. Le voyeur ne parvient pas à faire le pas de côté qui lui permettrait d’attraper quelque chose de l’invisible, et de l’incompréhensible du désir. L’énigme de notre humanité, de notre désir, réside au cœur de notre capacité de langage ; ce langage au creux duquel ce que nous voyons vient se lover. Le désir singulier, comme le langage qui le porte, s’élabore lorsque la vision s’aventure dans les méandres de la pensée, qu’une distance se crée entre la perception et la satisfaction, que le temps s’installe au mépris de l’immédiateté.
Sandra Hueber