Migrer … et se perdre
« Nous traverserons ensemble » est un roman documentaire construit sur la forme du polar, du suspens.
Qu’est-ce qui a conduit Zaher jusqu’à l’impasse d’un square parisien, celui où il est mort assassiné ?
Nous voyageons le long des parcours singuliers, devenus hélas tellement banals, de Zaher, Mehdi, Jamal, Ibrahim et quelques autres.
De jeunes hommes fins, sensibles, cultivés, sains d’esprit et en paix avec eux-mêmes avant leur départ.
Justement : partis parce que sains d’esprit et lucides sur le lieu de leur survie ; là-bas leurs jours étaient comptés.
De l’Afghanistan à Paris, fuyant la mort, c’est elle qu’ils rencontrent à chaque frontière qu’ils tentent de traverser clandestinement.
La mort réelle de ceux qui ne survivent pas au froid des montagnes ou au naufrage de leurs radeaux.
Mais aussi celle, sournoise et insidieuse : la mort d’un peu d’eux-mêmes, de leur équilibre psychique qui les avait encouragés au départ.
A chaque franchissement clandestin de frontière, c’est une frontière d’eux même qui saute. Ces frontières successives que chacun construit au cours de sa vie autour de ce qui le constitue pour se protéger de l’extérieur, mais surtout pour affirmer son identité et prendre solidement une place dans sa propre vie ; pour ensuite pouvoir accueillir l’autre, dans sa différence, sereinement. Ces contours psychiques qui constituent notre identité.
Devenir clandestin pour survivre, c’est déjà une aberration, et nous découvrons avec ces jeunes hommes les conséquences de la clandestinité. Franchir une frontière clandestinement, c’est se confronter à la peur permanente d’un retour à la case départ, aux incohérences des politiques d’asile des pays européens, à l’horreur des conditions d’enfermement imposées par les geôliers, à la perfidie des passeurs, à la barbarie qui règne dans les lieux de regroupement clandestins.
Plus ils s’éloignent de leur pays, plus ils traversent de frontières, et plus leurs propres frontières s’étiolent. A chaque frontière passée, c’est une part de leur identité, de leur dignité, de leur humanité qui se déchire.
Parvenir à trouver une brèche dans le mur des frontières interdites, c’est ouvrir une faille, effriter, briser une frontière d’eux-mêmes. Ils traversent des frontières qui les transpercent.
Tout au long du périple, la solidarité de la communauté reste un point d’ancrage. La communauté soude les hommes entre eux, permet de maintenir une cohérence identitaire collective, mais ne parvient pas à colmater les failles individuelles. Aussi, ce sont des hommes blessés, fragilisés, ayant perdu leurs propres frontières qui s’échouent dans nos squares, sur des rives d’eux-mêmes qu’un récit peut venir reconstruire.
C’est ce que parvient à faire Medhi. Il saisit la demande que Luc, le narrateur, lui adresse pour les besoins de l’enquête. Son témoignage se transforme vite en un impérieux besoin de construire un récit de sa traversée que l’on devine salvateur. Pour d’autres, ce seront les anxiolytiques, pour d’autres encore la folie, pour beaucoup l’apathie.
Tout cela, « Nous traverserons ensemble » l’évoque en filigrane d’une écriture généreuse et délicate.
Ces afghans d’hier, ce sont aussi les syriens d’aujourd’hui. Trouver l’asile permet de se reconstruire, ne l’oublions pas.
Sandra Hueber, Migrer et se perdre
Denis Lemasson – Nous traverserons ensemble – Plon, 2016