La racine du mal
De quoi parle-t-on lorsque l’on parle de « radicalisation » ? D’une maladie ; d’un syndrome d’origines diverses, psycho-sociales par exemple ; ou encore fait-on référence à des comportements déjà connus ?
Mais s’agit-il d’un mal nouveau ? n’est-ce pas plutôt l’omniprésence du mot qui en signe la nouveauté ?
La dérive des significations des mots est dangereuse, elle fait oublier ce qui est déjà connu, propulse une collectivité vers des inconnus qui sont source de peurs et l’entraine en retour vers des réflexes de crispation, de repli, voire de haine.
Si l’on fait l’hypothèse que le « radicalisé » est une personne en souffrance, en souffrance d’être, alors de quel mal souffrirait-il ?
A la racine du mal-être, du mal de vivre, se nichent le désespoir ou la haine, ou des failles profondes avec lesquelles tout sujet humain a plus ou moins maille à partir. Parfois elles sont si profondes que la rupture est radicale, l’individu coupé des autres en vient à commettre l’irréparable dans une mise en scène à la démesure de sa souffrance. Comme ce pilote qui écrasait son avion contre une montagne, dans un geste de très grande mélancolie…
Mais pour autant, la maladie psychique n’est pas la racine de toute « radicalisation » ; la haine de l’autre, l’exacerbation de la destructivité ne sauraient être simplement des symptômes d’une maladie mentale. Les gestes fous ne sont pas toujours commis par des fous. Freud l’avait compris en son temps et souligné en écrivant « Malaise dans la civilisation » au lendemain de la guerre de 14/18.
Ce mal là n’est pas nouveau : un homme ordinaire pris par un fanatisme peut se mettre à tuer de façon extraordinaire.
De tous temps l’humanité a produit en son sein des manifestations inhumaines, à plus ou moins grande échelle. Et de tous temps elle a lutté pour tenter de les contenir, voire de les éradiquer. Le fanatisme est une de ces manifestations extrêmes.
Alors la « radicalisation » serait-elle une nouvelle forme de fanatisme ? Ou plutôt l’expression actuelle du fanatisme : comme si le nommer différemment permettait de s’en défendre, et surtout de se défendre de la portée inconsciente du mot « fanatisme » sur nos consciences.
Dans un temps où les sociétés occidentales se pensent civilisées, polissées, à l’abri des extrémismes de tous bords, voilà qu’apparaissent au grand jour des individus en rupture radicale avec la collectivité au point de vouloir la détruire, et lui imposer un nouvel ordre extrémiste.
La « radicalisation » est le signe d’une fracture intime, profonde, qui ne peut plus être pensée par celui qui l’éprouve. La seule issue semble être le fanatisme, une solution collective irréversible, dans laquelle il se fond avec l’illusion qu’un nouvel ordre, radical, sauvera le monde.
L’individualisme, qui engendre la solitude, est à envisager comme une des causes de la rupture radicale avec les modes habituels de penser sa vie. Le lien à l’autre, définitivement perdu, n’est plus là pour colmater la brèche dans laquelle s’engouffrent des fantasmes de haine et de meurtre.
Ailleurs et partout, lorsque la collectivité est suffisamment contenante, elle permet que les liens ne se rompent pas, ou se retissent là où ils connaissent des défaillances.
Restons sensibles à conserver la permanence des liens sans lesquels une société humaine risque de perdre sa bienveillance.
Marie-pierre Sicard Devillard
Claude Billet
La radicalité renvoie au Mal, la part obscure de nous mêmes, qui renvoie à la perversion, à cet autre que l’on veut absolu. Se consoler en se disant que le mal absolu emporte nécessairement le bien absolu ?