Homo capitalismus
Notre monde occidental dit civilisé se délite. Nous en discourons dans ces pages tant les évènements internationaux nous interpellent. La possession et l’accumulation, qui sont le pivot des sociétés contemporaines, ont engendré de la destruction. Bernard Maris nous avait prévenu, le capitalisme a à voir avec la pulsion de mort. : nous ne le voyions pas, ne le soupçonnions pas, mais ne pouvons plus à présent l’ignorer.
Alors, brutalement, nos environnements sont vécus comme anxiogènes et la complexité du monde, en partie due à sa globalisation, nous empêche d’entrevoir des solutions rapides ou simples. Toute action, en apparence bénéfique sur l’instant, laisse entrevoir une conséquence néfaste : la voiture électrique par exemple, dont la fabrication et le recyclage seront des sources de pollution et de pénuries.
Pour certains, nous sommes un recours, une porte ouverte sur la possibilité, non de trouver des solutions au délitement de l’environnement mais de reprendre pied. Atterrir, écrivait Bruno Latour.
Il y a parfois chez ceux qui nous consultent une position « hors sol » : ils sont absorbés par l’image et l’imaginaire, comme hors corps et hors affects. Eduqués pour être performants, rentables, compétiteurs, ces patients d’aujourd’hui embarqués dans des courses folles atterrissent parfois dans nos cabinets, qui représentent alors le seul endroit où prendre le temps devient possible. L’accélération des mouvements dans lesquels ils sont pris n’est pas toujours le motif d’une consultation, cela peut également être une difficulté relationnelle, professionnelle, des insomnies, des anxiétés récurrentes, derrière lesquelles se dissimule la présence du malaise environnemental. Et ce n’est pas un hasard si cette recrudescence de recours aux « psys » se produit après les temps d’arrêt et de suspension qu’ont été les confinements de 2020. Cette absorption de la psyché par l’imaginaire engendre un décentrement qui fait que chacun se retrouve seul face à ses troubles, sans liens avec d’autres, liens qui font sens, socialement et politiquement. A la place, la colère et le désarroi produisent violence et haine.
Freud, en 1930, dans le Malaise dans la civilisation, semble avoir comme une préscience de la fragilité de toute civilisation humaine du fait des contraintes pulsionnelles qu’elle nécessite pour perdurer, contraintes qui sont le deal pour vivre en étant protégés par un Père symbolique, garant du respect de l’altérité. Freud écrit « C’est notre prétendue civilisation qui est responsable de notre détresse… tout ce par quoi nous essayons de nous protéger contre la menace émanant des sources de souffrance fait précisément partie de ladite civilisation ». [i] Et encore, il n’avait pas, lui comme tant d’autres, pensé qu’une barbarie comme celle de l’Holocauste allait se dérouler dans la décennie suivante et pourtant… La folie de Hitler était bien une folie humaine, une haine de l’autre à son paroxysme, aucun frein aux pulsions meurtrières, il n’y avait plus ou peu de pensée ni individuelle ni collective. Le suicide devenait une solution tant il pouvait y avoir un sentiment d’impuissance face à cet effondrement civilisationnel, ce qu’a écrit et mis en acte Stefan Zweig.
Aujourd’hui, ce monde « civilisé » a produit des biens et des services qui ont engendré des besoins mortifères. Mais il a également produit des formes de barbarie inédites, contre lesquelles la langue est devenue une arme de normalisation et de dissimulation de la réalité, comme l’a si bien décrit Victor Klemperer : « solution finale » pour ne pas dire extermination…
Nos patients d’aujourd’hui, absorbés par une société de l’image, un monde factice, sous l’emprise des slogans, des globalisations, des simplifications et réductions de la langue ne savent bien souvent plus penser par eux-mêmes. Et cette absence du réel de la langue, de sa chair, est pour une bonne part responsable de l’anxiété.
Aller chez un psychanalyste pour renouer avec la langue et les mots qui disent vraiment les choses est une possibilité précieuse, une possibilité de renouer avec une pensée singulière. Et ceux qui en retrouvent le chemin le mesurent au quotidien.
Béatrice Dulck et Marie-pierre Sicard Devillard
[i] S. Freud – Malaise dans la civilisation – Editions Points, janvier 2010, p.80.
Chantal Masquelier
La vision du monde qui se dégage de votre texte est bien désespérante.
Peut-être que Freud avait anticipé ce désastre mais sans nous donner les moyens de « reprendre pied » comme vous le dites.
Il n’est pas certain que le chemin personnel proposé par la psychanalyse puisse avoir un impact sur l’environnement socio-politique…