Filiation – Affiliation
Être fille ou fils de… petite-fille ou petit-fils de… Appartenir à une famille, une classe, un groupe, une communauté… sont autant de points d’ancrage de notre identité, de la reconnaissance de nous-mêmes tant à nos propres yeux qu’à ceux d’autrui.
Parfois la filiation est difficile à porter tant elle apparaît comme un insigne trop visible et embarrassant : la passé douteux d’une famille, un secret sur la naissance, un milieu social ou une nationalité … Comment faire alors pour trouver sa propre identité, se détacher de liens qui entravent, même symboliquement ? Freud évoque un souvenir honteux [1]: lors d’une promenade avec son père, ce dernier croise un homme qui, d’un geste violent, fait tomber son chapeau et lui demande de descendre du trottoir : le père s’exécute. Freud a gardé le souvenir de son père humilié tout au long de sa vie. C’est sans doute pour le jeune Freud la première rencontre avec la réalité de l’antisémitisme de la fin du XIXème siècle. Tout au long de son œuvre, la question de son identité juive est présente, de manière voilée. Elle sera plus visible dans le texte qui sera publié en 1938 [2]que l’on peut lire sous l’angle d’une critique virulente de l’antisémitisme. Il est aussi un questionnement sur son identité de juif, de sa filiation. L’œuvre de Freud serait-elle portée par la nécessité intime de réfléchir à cette identité ?
Une filiation perçue comme embarrassante ou honteuse peut aussi, dans certains cas extrêmes, être coupée, soit réellement, soit symboliquement, rupture souvent douloureuse qui peut être questionnée à travers l’œuvre d’écrivains et d’intellectuels.
Didier Eribon dans « Retour à Reims »[3] évoque la question de la honte sociale. A l’occasion de la mort de son père, il revient sur les lieux de son enfance, sur ses origines ouvrières et populaires, avec lesquelles il a rompu en devenant un sociologue reconnu. Passer d’un milieu à un autre, s’élever dans l’échelle sociale, ne peut se faire qu’à la faveur d’une rupture, tant les deux univers semblent inaptes au métissage. Désaffiliation et réaffiliation sont les deux faces d’un même mouvement de quête d’une identité propre, de l’affirmation de sa propre singularité.
Cette problématique est au centre de l’œuvre de la romancière Annie Ernaux qui a su magnifiquement écrire sur l’empreinte de la filiation, dans une oscillation entre attachement et détachement.
Dans son roman « Leurs enfants après eux »,[4] Mathieu raconte la perte progressive de repères d’un jeune adolescent, entre son père alcoolique et violent, sa mère en lutte pour survivre malgré les illusions perdues, l’impossible amour avec une jeune fille d’un autre milieu que le sien. Ce qui affiliait se délite : la crise du bassin minier a détruit l’ancrage social, l’école n’offre plus de perspectives, l’espoir d’amélioration des conditions de vie se meurt.
Ici la littérature rejoint la réalité, roman très réel et « politique » qui pose les questions portées dans les rues et sur les routes par les « gilets jaunes ». Comment survivre dans un environnement qui se referme inexorablement, un monde qui restreint les perspectives? Les manifestations actuelles sont une expression de la perte des liens, de la souffrance engendrée par une désaffiliation inexorable, non consentie.
Ainsi les phénomènes de désaffiliation ou de rupture radicale dépassent aujourd’hui la sphère individuelle et intime. Ils concernent des groupes entiers et sont devenus une question sociale et politique, par le fait même que les liens sociaux, l’ancrage dans un territoire ou un collectif, sont malmenés voire détruits.
Que faire lorsque le sentiment d’appartenance sociale ou familiale se délite ? La colère est une issue, la rupture en est une autre.
Certains adolescents ou jeunes adultes pris dans le discours religieux fanatique se désaffilient de leur groupe familial et social en s’affiliant à un groupe porteur d’une idéologie désespérée. Ils changent de nom et de prénom. Le changement de prénom est la marque d’une désaffiliation radicale, d’un refus de transmission. Il porte sur ce qu’il y a de plus signifiant dans l’arrivée au monde d’un enfant : un prénom choisit par les parents qui l’insère ainsi dans le monde parlé des humains.
Sans procéder à une désaffiliation aussi radicale, nous cherchons tout au long de notre vie, à trouver de nouvelles affiliations en correspondance avec notre identité singulière, ces choix venant conforter le sentiment d’exister. Ces affiliations sont essentielles à notre besoin d’être avec les autres. Elles participent de notre construction psychique qui s’élabore dans un incessant va et vient entre l’intérieur et l’extérieur de nous-mêmes. Nous avons toujours besoin du regard des autres. Il faut apprendre avec le temps à ne pas s’y aliéner tout entier et apprendre également avec humilité que sans les autres nous perdrions notre sentiment d’existence.
Béatrice Dulck et Marie-pierre Sicard Devillard
[1] Sigmund Freud – L’interprétation des rêves – PUF – Rêve numéro 172 (Le désir d’aller à Rome)
[2] Sigmund Freud – L’homme Moïse et le monothéisme – Gallimard – Coll.Idées
[3] Didier Eribon – Retour à Reims – Flammarion – collection Champs
[4] Nicolas Mathieu – Leurs enfants après eux – Actes Sud – Prix Goncourt 2018
François LACOSTE
On peut donc lire le destin d’un individu comme l’histoire de ses affiliations.
Dans le cas des artistes – et pour celui que je connais le mieux, Rimbaud – l’oeuvre dit clairement cette histoire.
On pourrait d’ailleurs changer de perspective et considérer l’oeuvre du point de vue des désaffiliations.
Cela revient au même : pour qu’il y ait rupture, il faut auparavant qu’il y ait eu attachement.