Et l’évolution créa la femme
Notre pensée de psychanalystes se nourrit d’autres champs. La lecture du livre de Pascal Pick – Et l’évolution créa la femme-[i] vient percuter certaines mythologies freudiennes et nous permet d’enrichir et de faire évoluer notre pensée du monde contemporain. Avec la rigueur de la démarche scientifique l’auteur fait la démonstration que la coercition des femmes dans l’espèce humaine n’est en aucun cas un fait de nature, ou de biologie, mais un fait social, une donnée de notre civilisation. En l’occurrence, si l’humanité s’en donnait la peine, il pourrait en être tout autrement !
Force est de constater que l’espèce humaine est la seule espèce de mammifères dans laquelle les femelles subissent non seulement la domination mais aussi la violence des mâles à leur encontre. Qui plus est, dans les espèces animales qui nous sont les plus proches, celles des grands singes, la domination des femelles existe mais la violence envers elles n’est jamais poussée aussi loin que dans notre espèce dite homo sapiens. Et cela ne saurait être une fatalité. En effet il existe une espèce d’hominidés, les bonobos, qui vivent en sociétés égalitaires et non discriminantes d’un sexe sur l’autre.
Alors pourquoi, chez les humains, un tel clivage entre les deux sexes ? c’est la question que pose ce livre et à laquelle il tente de fournir des pistes et des hypothèses de réponses.
Lorsqu’il acquiert la station debout, d’homo erectus à homo sapiens, le corps se transforme, la cavité abdominale se rétrécit pour favoriser la bipédie en même temps qu’en acquérant davantage d’intelligence la taille du cerveau augmente. Le passage pour la naissance se réduit tandis que la tête des bébés grossit, les accouchements sont douloureux et même dangereux. La nature résout le problème en faisant que les petits homos sapiens naissent prématurément, le développement de leur cerveau se poursuivant après la naissance dans ce que P. Pick appelle un « utérus culturel ». Ces conditions de gestation, de naissance et d’immaturité des petits font que les femmes doivent avoir recours à leur entourage pour les élever. Les sociétés humaines ont dû s’organiser pour la prise en charge de leurs rejetons.
Le modèle d’organisation sociale qui domine aujourd’hui est celui de la patrilocalité, c’est-à-dire des communautés qui vivent sur le territoire du mâle. Des sociétés matrilocales existent, et ont de tous temps existé, mais elles n’ont pas réussi à devenir le modèle dominant. C’est à partir de la patrilocalité que le patriarcat a émergé comme forme aboutie de la domination masculine.
Il pouvait en être autrement. Rien ne dit que, même s’il est établi que les activités nécessaires à la vie de l’espèce ont toujours été réparties selon les sexes, les femmes devraient ne s’acquitter que de tâches subalternes. C’est notre civilisation qui a établi une répartition, des activités et des rôles dans la société, inégalitaire pour les femmes. Qui plus est, le modèle social occidental a pris le contrôle du monde, il s’est exporté, il a colonialisé, il s’érige en maitre. Et ce modèle est dominé par le masculin.
Pascal Pick va jusqu’à émettre l’hypothèse que sa prégnance a introduit des biais dans la recherche paléoanthropologique, admettant comme une donnée de la nature la place subalterne dévolue aux femmes. Même si l’on sait que notre espèce de sapiens est originaire d’Afrique, très peu de fouilles ont été entreprises sur ce continent, colonialisme oblige. Ce qui a été principalement observé par la paléoanthropologie c’est le patriarcat développé dans toute l’Europe et l’Asie centrale. Mais lorsque des femmes paléoanthropologues conduisent de nouvelles recherches, ce qui se produit depuis 2 ou 3 décennies, en tentant de se dégager du biais connu, alors elles aboutissent à des hypothèses sur l’existence de sociétés matrilocales, non pas matriarcales, c’est-à-dire, sans exploitation d’un sexe par l’autre, mais fondamentalement égalitaires. Ce qui nous conduit à penser que là où les femmes ont une place, un rôle, un pouvoir, social, partagés avec les hommes, le modèle de société est peu belliqueux, plus harmonieux et plus égalitaire.
Nous ne saurions conclure sans nous interroger sur les fondements de la psychanalyse, laquelle nous parait prise elle aussi dans ce biais épistémologique. Certes Freud a eu l’intuition que la différence des sexes avait des conséquences psychiques pour chaque sujet humain, homme ou femme. Mais ses spéculations sur la position féminine nous apparaissent aujourd’hui profondément assujetties à la représentation prédominante au XIX° siècle d’une civilisation dominée par les hommes. Aux hommes les valeurs de recherche, de découverte, d’activité et l’occupation des places politiques et de pouvoir, aux femmes les valeurs de l’intime, de l’entraide, du soin et un confinement plus ou moins resserré. Cette répartition s’est insinuée partout au point de devenir une évidence, un dogme qui ne pouvait être remis en question. Freud a eu le génie de percevoir les conséquences psychiques de l’immersion de l’être humain dans un monde construit symboliquement autour d’un modèle dominant. Il ne pouvait penser cette construction symbolique autrement qu’étroitement imbriquée dans le modèle sociétal de son époque.
Le dogme du patriarcat traverse l’œuvre de Freud, comme il traverse et façonne les travaux des paléoanthropologues, des historiens, des économistes, etc… C’est ce qui lui permet dans Totem et tabou, d’émettre l’hypothèse que notre civilisation est fondée sur la révolte des fils contre leur père, mythe qui trouve ses fondements sur le socle de notre civilisation patriarcale.
A l’aune de cet ouvrage essentiel que vient de nous offrir Pascal Pick, et d’une pensée plus féminine qui irrigue de récents travaux anthropologiques aussi bien que la philosophie, ou d’autres disciplines, nous pourrions supposer que notre civilisation pourrait connaitre, d’autres évolutions. Pourrait on imaginer et créer une société qui ne soit pas basée sur le patriarcat ? Une société qui permette une répartition des rôles et du pouvoir sans oppression d’un sexe sur l’autre ? Cela impliquerait de penser le féminin -et le masculin- comme des insignes partagés par l’ensemble desêtres humains. La question : comment penser le féminin, à l’échelle d’une civilisation ? est ouverte.
Béatrice Dulck et Marie-pierre Sicard Devillard
[i] Pascal Pick – Et l’évolution créa la femme – Editions Odile Jacob – Octobre 2020