Avec le Temps …
En préambule, dès le titre, un bref extrait de la chanson de Léo Ferré, Avec le Temps, donne le tempo du dernier livre de Catherine Cusset : « L’autre qu’on adorait » est le récit d’un suicide annoncé. Un tel sujet pourrait rebuter. Il n’en est rien, le texte ne paraît écrit que pour témoigner de la vie et de la mort prématurée de son personnage.
Thomas, l’ami adoré de la narratrice et de quelques autres, est un garçon doué, drôle, charmant. Il a tout pour « réussir », comme « réussissent » autour de lui et au fil du temps ses amis de jeunesse : succès professionnels, amoureux, sociaux… Pour Thomas, très vite ça cloche, même s’il déploie une énergie sans pareille pour se maintenir dans le sillage, pour que ses talents ne soient pas recouverts par les défaites qui s’invitent malgré tous ses efforts.
Que se passe-t-il pour que cela tourne aussi mal pour Thomas ? Pourquoi ce jeune homme débordant de vitalité, intelligent, aimé et estimé, en arrive-t-il à se suicider à quarante ans ?
La réponse n’est pas littéraire ; l’écriture n’est là que pour accompagner le lecteur, le faire assister à la montée de l’inéluctable, rendu à la même impuissance que le furent la narratrice et les proches de Thomas lorsqu’il n’était pas le personnage de ce récit. Car l’entourage ne comprend pas ce mal invisible qui ronge, qui s’étend en sous-terrain, qui grignote sur son passage les élans de vie et s’insinue dans tous les espaces.
Le mal dont Thomas souffre est psychique. La maladie mentale diagnostiquée vers la fin du livre, et de la vie du personnage, est le « trouble bi-polaire », terme actuel et tempéré pour ne pas dire nommément cette maladie si ancienne qu’est la mélancolie.
Car c’est bien de mélancolie dont Thomas souffre, maladie dont les signes dépressifs les plus alarmants disparaissent régulièrement sous l’effet de la mise en œuvre des défenses maniaques, c’est-à-dire ces états d’hyperactivité, d’exaltation et de démesure qui font pendant à l’irrépressible dépression qui ôte jusqu’au goût de vivre.
Ce livre, qui n’est en aucune façon le récit clinique d’un cas de mélancolie, rend compte très justement du lent processus de dégradation et de ses ravages au sein d’une personne en mal d’elle-même. D’abord quelques félures esquissées soulèvent des doutes mais n’empêchent pas de croire aux ressources de son héros. Puis l’écriture se fait plus rapide, au plus près d’une mécanique qui s’enraye, qui précipite les alternances de périodes dépressives, suivies de phases maniaques. On sait alors que Thomas est atteint de cette maladie incurable, le « symptôme du manque jamais comblé et du besoin infini de l’autre ».
Il en va ainsi de la mélancolie : elle creuse irrémédiablement son sillon parfois à l’insu du sujet lui-même et de son entourage. Comment comprendre le danger qui menace alors que la grande vitalité déployée donne en permanence le change, fait croire que tout va bien. Jusqu’au jour où l’équilibre s’inverse et que la faille devient apparente.
Le mélancolique souffre d’un manque irrémédiable, inscrit dès l’origine, et passe sa vie à se maintenir en équilibre pour ne pas sombrer dans le vide causé par ce manque. C’est comme si, dans l’espace de son psychisme, une béance était ouverte sans que rien ne puisse venir la combler. Freud faisait l’hypothèse d’un appauvrissement de la vitalité des mélancoliques par le fait que toute leur énergie « s’écoule comme par un trou, happée par un vide » (Manuscrit de 1895 – Lettres à W.Fliess). Pour contourner la béance, il faut compenser en déployant ruses et stratagèmes, bien souvent flamboyants, qui se heurtent inévitablement à la barrière de la réalité qui les met en échec.
Mettre des mots sur les blessures, mettre les maux en récit dans l’espace d’une cure analytique est une des meilleures, voire des seules, façons de reconstruire une trame suffisamment solide pour contourner la faille. Entendue dans ce cadre, par le psychanalyste, la parole peut éviter de sombrer, et maintenir à distance la menace du gouffre.
L’espace de la cure psychanalytique est sans doute l’un des rares lieux où il est possible d’aller explorer les abords de cette béance psychique, aller voir au plus près ce qui est terrifiant, pour ensuite apprendre à vivre avec. Le jeu d’équilibriste auquel est contraint le patient mélancolique pourra alors prendre une tournure plus apaisée qui ne passera plus par les alternances épuisantes de profond désespoir et d’exaltation stérile.
La mélancolie demeure une source d’inspiration pour la littérature, le théâtre, la poésie qui nous ont donné de très beaux textes et des personnages inoubliables. Mais elle peut aussi être la raison même de l’écriture, laquelle permet de se délivrer du sentiment de manque permanent, du moins de l’atténuer. L’écriture, le récit toujours entrepris, entretiendrait le filet de sécurité, remaillerait la trame du tissu détissé, dans un mouvement de persévérance et de ténacité.
« L’autre qu’on adorait » – Catherine Cusset – Gallimard 2016
Avec le temps…
Avec le temps va tout s’en va
L’autre qu’on adorait qu’on cherchait sous la pluie
L’autre qu’on devinait au détour d’un regard
Entre les mots entre les lign’s et sous le fard
D’un serment maquillé qui s’en va fair’ sa nuit
Avec le temps tout s’évanouit