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Un Psy dans la ville
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Virtuelophobie

Monsieur le Responsable Commercial,

virtuelophobie
Casque de réalité virtuelle en action

J’ai bien reçu votre courrier m’informant que « les thérapies par exposition à la réalité virtuelle sont enfin accessibles aux professionnels de la santé mentale », courrier par lequel vous m’invitez à m’équiper pour 100 euros HT par mois d’un casque de réalité virtuelle « solution thérapeutique permettant d’exposer graduellement les patients face à leurs phobies, en les immergeant dans des environnements anxiogènes ».

J’ai été à la fois surprise et amusée de recevoir votre proposition qui se situe à l’exact opposé de mon approche thérapeutique.

Je reçois des personnes qui viennent me parler de leur difficulté à vivre. Cette difficulté peut en effet parfois prendre la forme d’une phobie ou d’une angoisse, ou les deux, mais pas toujours. La phobie ou l’angoisse sont en revanche toujours l’expression, la manifestation de cette difficulté, ce par quoi elle émerge.

Or, vous me proposez de répondre à la demande du patient, non pas en l’invitant à parler, mais en lui demandant d’enfiler un casque de réalité virtuelle. Je n’aurai ainsi ni à écouter ni à soutenir par ma présence la pensée associative du patient. Installée confortablement dans mon fauteuil, il ne me reviendra qu’à procéder au « suivi visuel en temps réel » de « l’expérience patient ».

Je regarderai le patient regarder une réalité virtuelle…. C’est une drôle de posture thérapeutique que vous me proposez là. Il s’agirait pour moi d’attendre que la machine travaille ; de m’engager le moins possible, en somme, de ne surtout pas accueillir le patient dans sa singularité, d’éviter toute installation d’une relation thérapeutique, que l’on appelle aussi « transfert ».

Vous dites peu de chose de ce que le patient verra dans son casque, mais au fond, peu importe puisque j’ai bien noté en revanche qu’il sera «  exposé graduellement à ses phobies, par immersion dans des environnements anxiogènes ». Puisque c’est graduel, je suis rassurée quant au caractère sadique du protocole. Et puis, fort heureusement, je pourrai « évaluer le ressenti patient lors de l’immersion» grâce à votre « questionnaire sur le sentiment de présence » que je l’inviterai ensuite à remplir. Après avoir ôté ce casque, le patient a-t-il perdu toute capacité de parole et de pensée pour qu’il soit nécessaire de lui faire remplir un questionnaire plutôt que de l’inviter à s’exprimer ?

Le gain de temps, que vous liez à la réduction des coûts pour le thérapeute et au nombre de séances pour le patient, est sans doute un avantage si l’on s’en réfère à la célèbre formule de Benjamin Franklin selon laquelle « le temps, c’est de l’argent ». Personnellement, je m’en réfère plus volontiers aux poètes pour envisager le temps. « Caminante no hay camino, se hace camino al andar… »  (« Toi qui marches, il n’existe pas de chemin, le chemin se fait en marchant… ») – Antonio Machado

Le temps est-il de l’argent ou de la vie ?  N’est-ce pas vivre que de s’installer dans le temps, se donner le temps d’être, de penser, de questionner, d’associer librement ses idées ?

Par ailleurs, je ne comprends pas bien cet autre avantage pour le patient : « confidentialité par rapport aux thérapies in vivo ». Mais avec votre outil, le patient ne dit rien, ne livre rien de lui ! Confidentialité de quoi alors ? Confidentialité de silence ? Pour qu’il y ait confidentialité, il faut qu’il y ait confidences, c’est-à-dire des paroles, des mots, ces mots qui nous font être, ceux desquels se décrochent nos angoisses, nos peurs, nos phobies lorsque le temps de dire s’installe et leur permet de se dérouler. Qu’y a-t-il de plus confidentiel qu’un cabinet de psychanalyse ?

Je suis admirative de la variété des « environnements thérapeutiques » proposés par votre casque, et de la richesse sémantique qu’ils révèlent : claustrophobie, arachnophobie, aviophobie mais aussi acrophobie, oclophobie, glossophobie, bélénophobie. Seulement voyez-vous, il me semble bien vain d’attaquer ainsi de front une phobie qui, même si elle disparaissait après « exposition à une réalité virtuelle » se déplacera sans doute vers un autre type de phobie ou un autre symptôme.

Ma pratique de la psychanalyse ne cesse de me confirmer que l’esprit n’obéit pas à des mécanismes figés, répétitifs, modélisables. Il est infiniment complexe, ce qui en fait sa richesse, et ce qui nous interdit aussi de l’envisager sous un angle réducteur selon lequel à une phobie, à un symptôme, quel que soit le sujet qui le manifeste, correspondrait une réponse univoque, répétable à l’infini et transposable d’un individu à l’autre.

C’est en parlant, cher monsieur, en laissant se dérouler les mots que le patient peut approcher les sources de sa difficulté de vivre, ses mécanismes et ses ressorts, toujours multiples et complexes, et qui lui sont propres et singuliers ; alors le fonctionnement psychique se réaménage pour s’en dégager. Le patient a quelque chose à en dire, et quelque chose à y faire, de cette difficulté et il s’agit pour lui d’inventer sa résolution à sa difficulté.

Vous envisagez des « mises à jour régulières de la solution avec enrichissement des contenus ». Je me permets de vous suggérer le développement d’un programme visant à soigner les personnes phobiques de la réalité virtuelle, trouble que l’on pourrait nommer par exemple « virtuelophobie ». Je serai curieuse et intéressée d’apprendre comment votre proposition thérapeutique se saisira de ce mal.

Je vous prie de recevoir, Monsieur ……

Sandra Hueber

angoisse, phobie, psychanalyse, psychisme, sujet, transfert

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