Mémoire de fille
Dans une cure, le récit de l’analysant vient dire ce que ce dernier a été un jour, enfant, adolescent, jeune adulte… La parole au présent nomme le passé non pour le faire revivre, mais pour se défaire de liens qui emprisonnent et confinent le narrateur dans sa nostalgie. Lorsque l’écrivain fait usage de l’écriture pour revenir sur un passé qui éclaire le présent, sa démarche interpelle le psychanalyste par ses similitudes.
En littérature, les souvenirs donnent souvent matière à un écrit romanesque. Dans le dernier livre de Annie Ernaux, « Mémoire de fille », ce passé semble convoqué comme prétexte.
L’auteur nous livre une œuvre construite autour de son histoire personnelle, mais qui ne saurait être une simple œuvre auto-biographique. Dans tous ses livres, l’histoire singulière rencontre une histoire collective, dans laquelle les mémoires s’enchevêtrent. Dans le dernier, il est aussi question de la temporalité.
Annie Ernaux parle d’elle et de je, ce moi et cet autre moi surgi du passé, qui est moi sans être tout à fait moi : « la fille de la photo n’est pas moi, mais elle n’est pas une fiction ». Elle, cette fille d’avant, qui est là aujourd’hui, donnée à lire, montrée au public, pas tout à fait la femme de maintenant mais lui appartenant malgré tout.
Il pourrait être question de raconter une belle histoire de souvenirs, camper le décor d’une époque, en ressusciter le chromo, mettre au présent l’esprit d’une jeune fille des années cinquante. Le lecteur aime voyager dans ces tableaux et ces scènes d’un autre âge. Mais la proposition est bien plus complexe.
La mémoire est au présent.
Il ne s’agit pas du personnage d’avant, mais de celui d’aujourd’hui qui convoque l’ancien et se livre avec lui comme à une sorte de dialogue. Moi aujourd’hui, moi hier ou avant-hier, que savais-je alors de moi, qu’en sais-je aujourd’hui ?
Car de cet autre moi dont on parle actuellement il n’est plus rien qu’une trace, un souvenir, vers lequel se retourner ; puis, y revenir à plusieurs reprises jusqu’à le rendre réel, lui redonner vie. Ainsi ce personnage qui a été un moi revient dans l’actualité, se trouvant dans l’après-coup requalifié, voire remodelé.
Annie Ernaux savait-elle que cette fille de 1958, lorsqu’elle vivait (en vrai) serait en 2016 le sujet d’un récit ? Sujet revisité, et dont le travail remarquable de l’écriture, cherche à transmettre les contours et les intériorités : « cette fille n’est pas moi mais elle est réelle en moi ». Une fille qui souffrait sans doute, dans la méconnaissance de sa souffrance, ce que la femme d’aujourd’hui, devine.
Réalité vécue il y a 58 ans, ou réalité d’aujourd’hui ? Comment savoir ? Est-il nécessaire de chercher ce savoir-là ?
De même qu’en analyse on s’emploie à faire le récit de sa vie, sans jamais avoir de certitude sur ce qui a été vécu : là où l’on fut, on n’est plus, on ne peut y revenir que par les détours de la fiction, dans l’après-coup. A l’instar du rêve, dont il est impossible au dormeur de parler en même temps qu’il le vit, la cure analytique serait marquée à jamais par un décalage de temporalité. Et sa raison d’être pourrait n’être que de faire cette expérience du présent qui fuit, de l’insaisissable qui nous contraint à l’humilité d’un non savoir sur nous-mêmes.
Lorsque l’écrivain a les mots pour dire et éclairer cette recherche de vérité, laissons lui la conclusion : « dans la mise au jour d’une vérité dominante, que le récit de soi recherche pour assurer une continuité de l’être, il manque toujours ceci : l’incompréhension de ce qu’on vit au moment où on le vit, cette opacité du présent qui devrait trouer chaque phrase, chaque assertion ».
Marie-pierre Sicard Devillard
Annie Ernaux – Mémoire de Fille – Gallimard 2016
Masquelier chantal
Merci Marie-Pierre,
de partager ta lecture du dernier livre d’Annie Ernaux que j’ai, moi aussi, lu avec grand plaisir. A ce propos, tu poses bien la question du passé-présent. Les souvenirs du passé sont là maintenant dans une reconstruction actuelle…
Pour ma part, j’avais davantage apprécié les premiers ouvrages d’Annie Ernaux mettant plus nettement en évidence le tiraillement conséquent au changement de classe sociale.
Phénomène décrit par Chantal Jacquet dans les Transclasses
Marie-pierre Sicard Devillard
Cette écriture qui mêle les temporalités, l’histoire singulière traversée par l’histoire humaine -à moins que ce ne soit l’inverse ?- est peut-être un prolongement de ses premiers écrits ? La question du changement de classe sociale serait toujours présente comme elle l’a signifié à propos de l’accueil qu’elle a fait au livre de Edouard Louis (« pour en finir avec Eddy Bellegueule« )… Elle demeure une écrivaine qui nous fait nous interroger sur notre monde.
MPSD – Unpsydanslaville