Silence !
La famille est un système dans lequel chacun des parents mais aussi chaque frère et sœur s’inscrit malgré soi, au nom du sang, dans cette appartenance qui nous transcende. Y a-t-il autre chose que l’être humain ne peut choisir que ses parents, sa famille ? Chaque être nait où il nait, c’est-à-dire toujours au cœur d’un système plus ou moins bien organisé, plus ou moins bien équilibré. Plus ou moins équilibrant, aussi, selon qui il est.
Ce système préexiste en partie à chaque naissance, mais se construit aussi au cours de l’histoire de chacun et de tous, des joies, des drames et de ce qui en est dit ou pas : une famille a ses anecdotes, ses histoires, ses façons de parler, ses mots et expressions fétiches. Ainsi, le système familial tient par des mots (ceux que l’on dit et ceux que l’on ne dit pas), un lexique et une grammaire propres: une langue. Cette « langue de famille » ordonne les relations des membres entre eux en même temps qu’elle cimente le groupe de ceux qui la composent et lui donne une cohésion. Pour certains, elle est la seule langue qu’ils ne connaitront jamais. D’autres parviennent à en apprendre une autre, tout en se détachant de la première, ce qui peut être un des enjeux d’une psychanalyse.
Dans le roman « Rien ne s’oppose à la nuit », Delphine De Vigan déploie la vie de la mère de l’héroïne, morte par suicide après soixante-deux ans d’une vie instable. Une vie au cours de laquelle elle a oscillé entre des phases d’une relative harmonie et des périodes de grand désœuvrement : des années de « bipolarité». Plus précisément, elle propose de chercher du côté de l’environnement familial, de l’histoire de l’enfance et des liens qui se sont tissés entre la mère, les oncles et tantes et à partir des grands-parents, ce qui peut-être pourrait nous permettre de comprendre quelque chose à la folie maternelle. Et, à traquer ce qui a pu dysfonctionner, l’écriture révèle l’endroit d’une famille enviée et exemplaire, tout autant que son envers, et le maillage de ces deux faces.
L’écriture donne en effet au lecteur une ouverture sur la grammaire de cette famille, et la façon dont la langue a lié les êtres entre eux. L’auteur la repère avec une finesse d’autant plus remarquable que la langue familiale dont il est question pourrait bien être également la sienne. Ce roman déplie dans les interstices de la narration la langue que ces dix êtres ont construit ensemble. Il montre comment certains mots en sont absents, n’existent pas, et qui donc ne peuvent être ni entendus, ni parlés, ni pensés. C’est ici le cas, par exemple, du mot inceste. Même si la réalité tente d’entrer dans cette grammaire, une réalité objective, un témoignage, des preuves même, il y a un impossible à penser parce qu’il appartient à une autre langue, extérieure à celle de la famille.
Ce mot, grave et lourd de conséquences, lorsqu’il est livré en famille, a pour effet une sidération collective. Personne ne réagit s’étonne l’auteur. L’inceste n’est même pas un tabou : il n’existe pas. Cet absent du lexique familial est aussi ce qui en unit les membres: tous ont la même non-réaction. Dans cette famille, comme dans toutes les familles, la langue familiale a tissé des liens invisibles. Entre l’image d’une famille nombreuse presque modèle et ses drames, la langue familiale a fait son œuvre. Elle a fabriqué un équilibre pour l’ensemble qui ne peut pas ici se conjuguer avec l’équilibre de chacun.
Sandra Hueber
Delphine de Vigan – Rien ne s’oppose à la nuit – JC Lattès, 2011