Yoga
Yoga d’Emmanuel Carrère est un livre « associatif ». Sous ce mot-titre, Yoga signifiant en sanscrit le joug avec lequel on attelait les boeufs, l’auteur tente de faire tenir ensemble des situations, des états qui n’ont a priori aucune vocation à tenir ensemble, tout au plus pourrait-on imaginer les juxtaposer. Or ce livre a une cohérence.
D’écriture d’abord, écriture de l’intime, familière à l’auteur qui met en mots ce qu’il a lui-même vécu. Ainsi le récit est à la fois récit d’expérience(s) et expérience d’écriture car c’est elle qui permet que tiennent ensemble des registres aussi différents qu’une retraite de méditation vipassana, l’attentat
de Charlie Hebdo, un internement à Sainte-Anne, un séjour dans un camp de migrants sur une île grecque… Il ne fait que souligner que nos vies sont des assemblages disparates de choses que nous nous efforçons de faire tenir ensemble.
L’association libre est au cœur de la technique analytique, c’est ce que le psychanalyste encourage au fil des cures. Mettre en lien, faire du lien entre des choses qui n’auraient a priori par grand-chose à voir l’une avec l’autre : une situation présente avec une situation passée, un comportement actuel avec un comportement d’une autre époque, une relation d’aujourd’hui avec une relation d’hier… Proust a si bien écrit ces rebonds de la mémoire qui suivent les traces des vies de tout un aréopage de personnages.
La psychanalyse comme le yoga, vise à rassembler, joindre et rejoindre des bouts de vie afin que le sujet retrouve de l’unité et de la cohésion. Le récit ainsi construit libère de certains poids, à condition qu’il soit adressé, comme un livre qui attend la rencontre de son public. En ce sens le livre d’Emmanuel Carrère est aussi une rencontre, rencontre avec la pensée intime d’un autre, qui entre en résonance avec sa propre intimité, et entraine le lecteur sur la voie de ses associations personnelles.
Ce récit produit du fait de l’analyse, ou au moyen d’autres formes d’expression comme l’écriture, est ce qui fait tenir le sujet, le rassemble par delà les conflits externes, mais surtout internes, dont la vie est jalonnée. Le yoga apprend à faire tenir grâce à la respiration, en mobilisant cette ressource dont nos corps disposent en permanence. C’est le corps qui possède la matérialité nécessaire pour qu’il y ait de la tenue. Ne dirait-on pas d’une robe, si le tissu en est trop léger, si les coutures baillent, qu’elle n’a pas de tenue…
En irait-il de même pour un être humain, à quoi se retenir quand les circonstances sont défavorables? Sur quoi tient-on ? Comment restaurer le socle de notre existence lorsque celui-ci se dérobe ? Pour le psychanalyste Winnicott la cure analytique remplit cette fonction de holding qu’une mère, ou une personne maternante, assure pour son bébé. En appui sur le dispositif analytique le patient reprend le récit de son histoire et reprend appui.
La pratique de la méditation, ancrée dans l’assise physique du corps, peut également permettre de prendre, ou reprendre, appui. C’est ce qu’Emmanuel Carrère précise dans son livre, en nous faisant comprendre par l’écriture, et par son expérience, les principes de la méditation et du yoga, sans occulter que c’est également une bataille. Car toujours, le corps et l’esprit se défendent. Nul miracle, nulle magie, ne peuvent agir seuls face aux méandres et aux marécages de la psyché, et l’auteur le sait qui est allé visiter les confins de la folie. Le retour de ces voyages ne peut qu’inviter à maintenir sa vigilance. Le yoga et la méditation sont des soutiens face aux réalités, à l’instar de la psychanalyse, laquelle conduit de surcroit vers cette forme de guérison qui consiste à faire face aux malheurs ordinaires. Pouvoir être ancré dans la condition humaine, avec clairvoyance, sans pensée magique. Juste la vie.
Marie-pierre Sicard Devillard
Emmanuel Carrère – Yoga – P.O.L – aout 2020
Annick Vidal
Merci de ton commentaire si éclairant . Je suis en train de terminer Yoga et me retrouve dans ton analyse. Une question cependant: j’ai du mal à adhérer à sa pratique « intensive »de la méditation. N’y a-t-il pas là , comme dans tout excès,la recherche d’un » exploit » ?
Sophie Bossard
Merci pour ce très intéressant résumé et présentation de ce livre qui me donne très envie d’en découvrir plus.
Lefèvre
Oui, merci Marie Pierre pour cette analyse si juste des liens entre yoga, méditation, écriture, au filtre de la psychanalyse, dans ce livre que je commence à lire .
Pierre GUILLET
Bonjour Madame Sicard-Devillard,
J’ai bien aimé votre texte sur ce livre et les inspirations que vous évoquez. J’ai même conservé votre texte pour me donner la possibilité de le relire plus tard.
Quelques jours plus tard, j’ai toutefois été déçu à la lecture de Grégoire Leménager (voir le lien ci-dessous) sur ce qu’il indique au sujet du contexte de son écriture et la place de la relation de l’auteur et son ex-épouse. Pour une amicale information.
Cordiales salutations
https://www.franceculture.fr/litterature/emmanuel-carrere-a-t-il-utilise-son-ex-femme-dans-yoga?actId=ebwp0YMB8s0XXev-swTWi6FWgZQt9biALyr5FYI13Oqo4T55Px58Td8SkIKwMoFh&actCampaignType=CAMPAIGN_MAIL&actSource=612829#xtor=EPR-2-%5BLaLettre01102020%5D